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Programmation

Andrée Anne Vien

Les lieux invisibles

Les métropoles occidentales comme Montréal créent l’illusion d’un accès à toutes les cultures, notamment d’avoir «le monde dans son assiette».


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Les métropoles occidentales comme Montréal créent l’illusion d’un accès à toutes les cultures, notamment d’avoir «le monde dans son assiette». «Le cosmopolitisme culinaire est devenu touristique, le cosmo-politisme culinaire est devenu in*» et ainsi avec la popularité des fajitas, kebab, sushi et autres, il est «difficile en effet aujourd’hui d’échapper aux délices de cette globalisation culinaire, que l’industrie touristique a rapidement inscrite à son catalogue d’expériences authentiques*». La richesse de la diversité culturelle montréalaise permet pourtant d’aller au-delà des clichés de la globalisation culinaire. Quelle compréhension du monde offre le tissu social montréalais à ses habitants? Depuis la ville de Montréal comme lieu géographique précis, à quel type de connaissances avons-nous accès, peu importe notre appartenance culturelle? Andrée Anne Vien décide de questionner ces clichés en intervenant dans des restaurants, car ces derniers demeurent des lieux d’affirmation culturelle importants et des lieux de rassemblement pour la diaspora d’un pays.

Par le projet Les lieux invisibles, Andrée Anne Vien aborde deux types de représentation: d’une part le décalage qui s’opère au fil du temps entre la représentation que se donne l’immigrant de la culture de son pays d’origine et les référents culturels actuels du pays; d’autre part, la représentation visuelle que se fait l’artiste de ces cultures par le biais de son imaginaire, d’Internet et du cinéma, mais surtout à partir de rencontres avec des ressortissants du pays, soit les propriétaires et les clients des restaurants participants. Cette double interprétation par le chevauchement de représentations est présentée directement dans les restaurants participants.

Le projet comprend une série de photographies sur lesquelles l’artiste est intervenue par le dessin. Une bande audio accompagne les œuvres et permet aux visiteurs et clients d’entendre les propos captés, laissant aux visiteurs et clients le loisir de se créer leurs propres représentations en marge de celle que l’artiste propose. Le site Internet leslieuxinvisibles.dare-dare.org présentait l’ensemble des restaurants participants pour suggérer un parcours et inviter le public à prendre le repas avec l’artiste dans chacun de ces restaurants. Le repas deviendra une rencontre ouvrant à une expérience commune de ce que ces restaurants proposent comme lieux de connaissances et rencontres culturelles.

Les lieux invisibles est un clin d’œil au livre d’Italo Calvino Les villes invisibles. L’imaginaire qu’on se crée en tant que lecteur autour de la description des villes éloignées et fictives n’est pas étranger à l’état d’esprit qui guide l’artiste dans l’élaboration de son projet. L’artiste s’est elle-même plongée dans les représentations d’autrui pour organiser sa compréhension des cultures qu’elle ne connaissait pas. Le caractère narratif des entrevues réalisées avec restaurateurs et clients lui rappelle ce langage qu’on utilise pour raconter des lieux qu’on a bien connus et qui sont invisibles pour l’interlocuteur.

Mon travail s’intéresse à la façon dont je me représente les autres cultures, comment les voyages et les nouvelles connaissances investissent et transforment mon imaginaire et l’image de ma propre culture. S’il m’est impossible de me déplacer, je travaille à partir de ce qui m’entoure pour questionner le type de connaissance que ces environnements me donnent pour comprendre la monde actuel. Je choisis des interfaces soit physiques comme, dans ce cas-ci, les restaurants, soit psychiques, comme la littérature et les récits de voyage. Dans mes projets, je tente de conceptualiser ces représentations à travers le potentiel fictif de l’image photographique, du dessin, de l’espace sonore, de l’installation in situ et de la vidéo. La nature subjective de mes interprétations devient le lieu d’un questionnement sur les représentations de tous et chacun.

* Grumberg, Amiel. 2004. «Circonvolusions culinaires» Esse. Dossier Nourritures, no 50 (hiver 2004), p. 14-15.


Andrée Anne Vien
Les lieux invisibles

(installations in situ)

du 5 février au 8 mai 2008
dans des restaurants de Montréal:
Pho Nam Do
(vietnamien) 7166, rue Saint-Denis
avec souper mardi 5 février 19h30
Senzala
(brésilien) 177, rue Bernard
avec souper dimanche 24 février 18h
La Khaïma
(mauritanien) 142, avenue Fairmount Ouest
avec souper mercredi 12 mars 19h30
Las Palmas
(colombien) 14, rue Rachel Est
avec souper mercredi 26 mars 19h
Shambala
(tibétain) 3439, rue Saint-Denis
avec souper jeudi 10 avril 19h30
Ange & Ricky
(haïtien) 195, rue Jarry Est
avec souper samedi 26 avril 18h
Bombay Mahal
(indien) 1001, rue Jean-Talon Ouest
avec dîner samedi 3 mai 13h
Réservez votre place aux repas au leslieuxinvisibles.dare-dare.org
Repas aux frais des participants.
lire le rapport d’activité rédigé par
Julie Delporte

L’artiste remercie pour leur aide et leur générosité les restaurateurs, les participants aux entrevues et Victoria Leblanc. L’artiste bénéficie du soutien des Jeunes Volontaires et de la Fondation du maire de Montréal pour la jeunesse.


Originaire du Saguenay-Lac-St-Jean, Andrée Anne Vien habite et travaille à Montréal. Elle vient de terminer une maîtrise en arts visuels et médiatiques à l’Université du Québec à Montréal. Elle a réalisé trois séjours à l’étranger (France, Mexique et Burkina Faso) qui ont été déterminants dans l’évolution de sa pratique artistique.


Andrée Anne Vien - un retour sur: Les lieux invisibles

Andrée Anne Vien
un retour sur :  Les lieux invisibles

(installations in situ)
Présentées du 5 février au 8 mai 2008 dans les restaurants montréalais suivants: Pho Nam Do (vietnamien), Senzala (brésilien). La Khaïma (mauritanien), Las Palmas (colombien), Shambala (tibétain), Ange & Ricky (haïtien), Bombay Mahal (indien). Vous pouvez encore écouter les entrevues sur  leslieuxinvisibles.dare-dare.org

«– À partir de maintenant ce sera moi qui décrirai les villes, avait dit le Khan. Et toi, dans tes voyages, tu vérifieras si elles existent. Mais les villes que Marco Polo visitait étaient toujours différentes de celles que l’empereur imaginait.» (Les villes invisibles, Italo Calvino, livre dont le titre du projet d’Andrée Anne Vien est inspiré)

Au Brésil, on fait la fête, entourée de demoiselles peu vêtues. En Inde, on mange épicé devant  des vaches qui bloquent les rues. Au Tibet, on médite et retrouve sa paix intérieure. À peu de complexité près, ce sont ces images qui nous habitent avant de rencontrer un pays, images construites d’œuvres littéraires, de l’actualité internationale, de récits d’amis partis en périple. Force est toujours de constater que la vraie nature du pays, quand on la fréquente, est un peu différente.

Le décalage entre le fantasme ou l’idée que l’on se construit d’une culture étrangère et sa réalité est au centre de la démarche de l’artiste Andrée Anne Vien.

Après qu’Andrée Anne Vien ait préparé l’exposition Les lieux invisibles pendant six mois et l’ait présenté de février à mai 2008, c’est ce même genre de décalage qui s’opère entre l’idée initiale du projet et sa concrétisation. Pour l’artiste, le bilan, surprises incluses, est positif. En ce mois de mai, elle est heureuse et un peu fatiguée, comme rentrée d’un voyage.

***

Avec Les lieux invisibles, Andrée Anne Vien, tout juste diplômée en arts visuels et médiatiques de l’UQAM, réalisait sa deuxième incursion dans la création contemporaine. Elle présentait avec DARE-DARE une série d’installations mêlant image et son dans sept restaurants montréalais. Alors que son précédent projet s’inspirait d’un déplacement à Mexico à l’hiver 2006, Les lieux invisibles, tout en gardant l’approche des cultures étrangères comme ligne directrice, ne quittait pas, physiquement, la ville de Montréal.

C’est donc depuis sept restaurants de cuisine du monde qu’Andrée Anne Vien a choisi de voyager, installant dans chacun de ces lieux un portrait subjectif de la culture correspondante à la cuisine. L’artiste a recueilli plusieurs heures d’entrevues avec des membres des diasporas vietnamienne, brésilienne, mauritanienne, colombienne, tibétaine, haïtienne et indienne. Dans la plupart des cas, ses interlocuteurs étaient des propriétaires, employés et clients réguliers des restaurants dans lesquels elle avait obtenu l’autorisation d’installer Les lieux invisibles. Chacune de ces communautés lui était auparavant inconnue; il s’agissait pour elle de s’en construire une image subjective, qu’elle retranscrivait ensuite au travers d’une photographie retravaillée du restaurant : «À partir des indications données par les personnes avec qui je me suis entretenue, j’ai dessiné sur les photos l’image du restaurant comme je me l’imagine dans son contexte, dans son pays d’origine.»

***

Entre le 5 février et le 8 mai, elle a organisé sept repas autour des Lieux invisibles – un dans chaque restaurant dans lesquels étaient mises en place ses installations – où les convives ont davantage parlé de la pluie et du beau temps que de son projet. «Je pensais qu’allaient venir surtout des gens de la communauté artistique de Montréal, mais pas du tout. Certains ont simplement trouvé l’information dans les restaurants que j’avais investis.» Mais n’est-ce pas justement le propre de l’art public que de rejoindre ces anonymes curieux? Ils ont été chaque fois nombreux – une vingtaine en moyenne – et en grande troupe le 12 mars: 55 personnes sont venus souper au restaurant mauritanien la Kaïma. Autre surprise : certains convives l’ont suivie pendant presque tous les repas. «Je regrette seulement qu’il n’y ait pas eu plus d’échange entre les clients des repas et le staff des restaurants, puisque j’ai été en contact avec lui tout au long du projet.»

«J’ai dû m’adapter à chaque restaurant, j’étais chez eux, sur leur territoire». Elle raconte une belle anecdote: «Je suis arrivée un jour avec un photographe dans l’un des restaurants et mon tableau n’y était plus! Le propriétaire l’avait donné à son fils, qui l’avait accroché dans son salon».

À l’heure du bilan, c’est la partie sonore du projet, les entrevues rendues disponibles à l’écoute dans tous dans les restaurants, ainsi que sur le web, qui a été selon Andrée Anne Vien la plus riche des Lieux invisibles. «Je n’avais pas vraiment pensé à la dimension de l’écoute in situ. Écouter des enregistrements depuis son salon, dans le silence, c’est très différent que de les écouter dans un endroit vivant, comme un restaurant.» L’écoute ne transporte pas dans un autre espace, mais transforme l’espace présent. Andrée Anne Vien souhaite explorer davantage cet élément dans sa prochaine création.

Si la création Les lieux invisibles laissera des traces dans la démarche d’Andrée Anne Vien, elle a peut-être également influencé les restaurants qui l’ont porté. «Dans mes entrevues, deux brésiliens se moquaient d’un poster affiché qui vantait le chili con carne, car au Brésil on ne mange pas de chili. Et bien ce poster-là, il a disparu», s’amuse l’artiste.

- Julie Delporte, mai 2008