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Programmation

La servitude comme cause révolutionnaire ou documenter l’existence communautaire pour pouvoir se souvenir

Un texte sur le duo Anne Bérubé et Sarah Chouinard-Poirier

Par Renata Azevedo Moreira

Sous-événement de

Renata Azevedo Moreira

L’autrice en résidence Renata Azevedo Moreira jette un regard inédit sur le travail de duos d’artistes formés pour l'année de programmation Duologie.



Durant l’année de programmation DUOLOGIE à DARE-DARE, en 2020, l’autrice en résidence Renata Azevedo Moreira jette un regard inédit pour elle sur le travail de duos d’artistes formés pour l’occasion, c’est-à-dire qu’elle ne considère pas tant les résultats de ce qu’ils auront accompli, mais plutôt leur processus de création. Autrement dit, au lieu de cibler l’aboutissement de leurs projets, Renata présente leur cheminement et leurs idées fructueuses.

Ce texte parcourt le projet d’Anne Bérubé et Sarah Chouinard-Poirier

LA SERVITUDE COMME CAUSE RÉVOLUTIONNAIRE OU DOCUMENTER L’EXISTENCE COMMUNAUTAIRE POUR POUVOIR SE SOUVENIR

Avant que cela ne devienne un travail, c’était une vocation. L’appel au soin, à se laisser en arrière-plan pour la prise en charge de l’autre. Jusqu’à aujourd’hui fréquemment associée aux femmes, la fonction de s’occuper de son prochain comme de soi-même émane d’un commandement religieux. Plus précisément, l’activité du soin nous ramène aux mains des sœurs chrétiennes qui, à l’image de la Vierge Marie, ont comme noble but de renoncer à soi en faveur de la communauté. L’intérêt de l’artiste Sarah Chouinard-Poirier pour les religieuses n’avait pourtant aucun lien personnel avec le catholicisme. Comme la plupart des nouvelles générations québécoises nées post-Révolution tranquille, Sarah n’a pas été élevée dans une famille religieuse. Il est fort possible qu’elle ne sache pas nommer les objets de culte qui habitent l’autel d’une église, tel le ciboire ou l’antependium, tout comme les étudiants et étudiantes des cours de littérature d’Anne Bérubé. Cette dernière, en revanche, a vu la religion traverser plusieurs étapes de sa vie : de l’enfance à Matane à faire la décoration des fêtes de l’église au rapprochement à ses deux tantes membres de la congrégation des Servantes de Notre-Dame, Reine du Clergé dont la maison-mère se trouve à Lac-au-Saumon, dans la Vallée de La Matapédia. En novembre 2019, cette communauté, qui compte aujourd’hui une trentaine de sœurs, a fêté les 90 ans de sa fondation. Fin 2020, l’immense bâtiment à la campagne où elles sont retraitées sera vendu et la communauté sera déplacée quelque part dans la ville de Rimouski. Alors que ce changement marque un nouveau chapitre dans la vie de ces femmes, il signale aussi le début de la fin d’une communauté qui n’accueille plus aucune novice depuis des années.

La première journée de tournage du documentaire d’Anne et Sarah a été laborieuse. Après deux jours de route depuis Montréal, rien ne paraissait fonctionner. Dans la mesure où les deux performeuses s’étaient posé le défi de réaliser un film pour la première fois dans leur carrière artistique, les problèmes s’accumulaient comme les années de vie des sœurs qu’elles voulaient documenter. Du côté relations humaines, les sœurs étaient extrêmement gênées devant la caméra. Sarah et Anne ont haussé les épaules. « Ce n’est pas grave, on change le projet, on fait une perf », ont elles-mêmes envisagé.

Mais elles ont contourné les failles techniques et Odette, la supérieure générale, leur a accordé une généreuse entrevue. C’était l’accord dont les autres religieuses avaient besoin, une certaine permission tacite de l’autorité supérieure de la congrégation – une femme pourtant comme les autres, élue par elles, et qui reviendra à son rôle normal une fois son mandat fini, l’année prochaine. Mais dans une réalité où l’agentivité individuelle est constamment négociée à partir d’horaires rigoureux et selon une routine collective stricte, les femmes avaient besoin, en quelque sorte, d’une confirmation hiérarchique pour permettre aux artistes d’accéder à leur univers.

Finalement, la timidité a fait place à l’enthousiasme, de sorte que les artistes ont même été invitées à visiter la chambre à coucher de certaines d’entre elles, aux ambiances pour la plupart super vibrantes et colorées, souvent un mélange entre chambre d’enfant et de grand-maman. Ce passage a été facilité par les liens familiaux entre Anne et sa tante Regina, devenue personnage principal du documentaire. Même si elle passe tout son temps avec les autres, Regina n’est pas comme les autres. Très active encore à l’âge de 93 ans, elle parle beaucoup, passe rapidement d’un sujet à l’autre et veut faire mille activités différentes dans une seule journée. À voir la caméra des artistes tournée dans sa direction, sa réaction la plus habituelle était un grand « bon, t’as fini là, t’as pris ta photo ? » – auquel il ne servait à rien de répondre qu’il s’agissait, en fait, d’une vidéo.

De manière générale, les religieuses avaient du mal à comprendre quel pourrait être l’intérêt de documenter leur vie quotidienne. Elles ne se satisfaisaient pas de la réponse d’Anne et Sarah : qu’elles voulaient tout simplement les rencontrer, parler des choses banales qui animent leur quotidien pour éventuellement – et ça elles ne leur disaient pas – avoir accès à leur imaginaire, à des détails qui puissent mener ailleurs que vers Dieu. À ce propos, dans le portrait brossé par les artistes, il n’y a de place ni pour Dieu ni pour Jésus. Les protagonistes du film sont des femmes qui -paradoxalement- n’ont pas pour mission d’être protagonistes. Elles servent, et c’est dans ce service qu’elles fondent leur liberté.

Quand la Maison-mère a été inaugurée en 1929, peu de choix de vie s’offraient à une jeune femme : si elle ne voulait pas se marier, elle pouvait devenir religieuse, et c’était à peu près tout. Ainsi, pour beaucoup de ces femmes, la vie en communauté a servi à les libérer d’un destin qui ne leur convenait pas. Pour elles, la liberté est importante. C’est pour ça, selon les artistes, qu’elles ne sont pas attachées aux choses matérielles et qu’elles voulaient tout le temps leur offrir leurs biens – un collier, un petit chien en peluche, ou n’importe quel objet que quelqu’un d’autre puisse trouver joli. C’est qu’en fait, elles se sentent libres de donner.

Les deux artistes se sont rencontrées pour DUOLOGIE dans un moment similaire de leur vie, une époque où il fallait construire les choses lentement afin de prioriser une bienveillance tournée vers soi. Tout de suite, elles se sont mises d’accord : « On va faire attention pour ne pas trop s’en mettre sur les épaules ». Pendant le processus de travail, les deux voisines sont devenues amies, et ont partagé des idées et des repas. Anne colligeait toutes leurs similarités dans un énorme cahier de recherche dédié au projet. Des photos d’œuvres précédentes, des coïncidences de parcours et des observations sur le présent et le passé illustrent aujourd’hui ce beau récit partagé. Naturellement, leurs ressemblances se sont dévoilées : le goût pour l’implication sociale, pour l’art engagé, et surtout celui d’être avec des gens. Sarah et Anne ont appris à se connaître grâce aux religieuses devenues partenaires. Ce sont ces vies atypiques de femmes qui, après tout, les intéressaient le plus.

Et c’est ainsi que, pendant l’été 2019, Sarah a embarqué dans la voiture d’Anne pour aller à la rencontre des racines familiales de sa collègue, mais aussi de ses propres origines, étant elle aussi gaspésienne. Anne en est reconnaissante : « Ce n’est pas donné à tout le monde de plonger dans une aventure pareille. » Et pourtant, Sarah n’a pas vu cet investissement comme un défi, car elle a l’habitude de s’adapter à l’autre lors de nouvelles rencontres : « Je travaille tous les jours à essayer de trouver des liens avec des personnes avec qui je n'ai pas forcément de liens. »

Après la réticence momentanée montrée par les sœurs au début de leur séjour, l’incursion fut réussie. Certaines se sentaient tellement à l’aise avec les artistes qu’elles se mettaient à jouer des vraies scènes de film devant la caméra, et Anne a reçu des mots d’affection quand elle est retournée en Gaspésie pour la célébration du 90e anniversaire en novembre passé. Néanmoins, les approches processuelles – celles qui se concentrent plutôt sur le déroulement de la création que sur son aboutissement et qui n’ont normalement pas d’objectifs définis au préalable – ramènent en elles un défi central tout aussi beau que déconcertant. Comment focaliser sur le moment présent sans lâcher prise sur la qualité du résultat ?

Ce qu’elles savent pour l’instant, c’est que le film n’est pas le seul but de leur projet : il faut aussi revenir au point de départ, la communauté, lui montrer le film et attendre sa validation. Ça fait partie de l’entente de sororité qu’elles ont imaginé ensemble. D’ici là, Sarah et Anne essaient, en montant leur film, de faire sens de ces cinq journées avec des femmes qui n’ont pas choisi de vivre ensemble, mais qui sont unies pour la vie ; qui réussissent à subsister relativement en dehors de l’économie capitaliste, sans n’avoir jamais touché à l’argent ni valorisé le consumérisme, gagnant ainsi plus d’harmonie dans la vie commune. Surtout, ce sont des femmes porteuses d’une grande joie partagée au quotidien et au style de vie radicalement alternatif, facilement jugé de l’extérieur, mais tellement impressionnant à témoigner de l’intérieur. Des femmes accomplies, avec toute la complexité que le regard sur la servitude peut révéler.