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Programmation

Réagir aux limites du duo, ou que faire avec un escabeau dans un sac à dos à roulettes

Un texte sur le duo Nady Larchet et Stéphanie Nuckle

Par Renata Azevedo Moreira

Sous-événement de

Renata Azevedo Moreira

L’autrice en résidence Renata Azevedo Moreira jette un regard inédit sur le travail de duos d’artistes formés pour l'année de programmation Duologie.



Réagir aux limites du duo, ou que faire avec un escabeau dans un sac à dos à roulettes
Traduit de l'anglais par Nathalie de Blois

Monter et descendre, ouvrir et fermer.
Que peut faire ou défaire un escabeau ?
Que signifie travailler ensemble, mais à distance ?
Quelle est la limite de ce qu’un sac à dos peut transporter ?
Que se passe-t-il lorsqu’un objet se trouve sur la frontière entre l’ami et l’ennemi ?
En quoi le jumelage d’un sac à dos et d’un escabeau forme-t-il un compagnon le plus ordinaire ?

Dès le début de leur partenariat, Stéphanie a voulu repenser ce que peut être un escabeau.
Nady a rapidement accepté, y voyant une façon d’expérimenter dans l’espace public.
L’une en ville, l’autre à la campagne, elles génèrent une véritable mise en abîme.
Deux créations parallèles, mais différentes, avec chacune ses particularités.
Un projet inductif qui découle de l’expérience.
Monter et descendre, ouvrir et fermer.

En janvier 2019, sitôt qu’elles ont appris qu’elles formaient un duo dans le cadre de la programmation Duologie, Nady Larchet et Stéphanie Nuckle ont commencé à travailler ensemble. Cependant, leur approche ne correspond pas à ce qu’on s’attend d’une collaboration. Premièrement, l’essentiel du travail se déroule dans des lieux distincts, car Stéphanie vit à Montréal, et Nady, à Chaudière-Appalaches. Deuxièmement, les deux artistes semblent avoir abandonné le principe de base de la collaboration : la négociation. Au lieu de cela, elles saisissent les possibilités qui se présentent lorsqu’elles s’adaptent aux idées de l’autre. Ainsi, telles des improvisatrices partageant une scène, elles acquiescent à presque toutes les suggestions de l’autre. J’ai compris leur secret en les observant interagir – en tant que témoin de leur première sortie dans un espace public, le parc La Fontaine, avec leurs escabeaux dans un sac à roulettes : elles étaient ouvertes aux contributions de l’autre, réagissant de manière à la fois très cordiale et favorable.

Stéphanie, qui vient du milieu de la performance et de l’intervention publique, a proposé de commencer le travail de création avec un élément assez perméable pour être transformé et assez rigide pour être monté. Nady, dans une approche complémentaire plus tournée vers l’art médiatique et la technologie, a pensé à des façons d’intégrer dans leur travail les sons de leurs environnements respectifs. Cette relation concrétise un des principaux objectifs du duo : capter

l’invisible qui nous entoure en permanence, le plus souvent sans qu’on s’en aperçoive. Ou, pour le dire autrement : permettre à la terre de se faire entendre.

Le projet de Nady et Stéphanie repose essentiellement sur leur rencontre authentique, leur capacité à être vulnérables et à être attentives à l’autre tout en se prêtant consciencieusement au défi de déterminer ensemble ce qu’elles vont faire. D’autres décisions seront prises séparément, alors que chacune de son côté tentera de comprendre ce que peuvent faire ses objets, mais les explorations créatives à la base du travail ont été menées sur le terrain en présence l’une de l’autre.

Ainsi, la première chose qu’elles ont accomplie en duo a été tout simplement d’aller se promener ensemble dans le Sud-Ouest de Montréal. Les deux artistes s’étaient déjà rencontrées virtuellement et avaient convenu qu’un escabeau serait le protagoniste de leur projet, ce qui est idéal pour regarder les choses en surplomb. Il devait être facile à transporter, si bien que l’ajout de roulettes semblait tout naturel. Leur exploration territoriale les a toutefois amenées à tourner le regard vers le bas et à trouver des trésors abandonnés dans une ruelle vide : les tiroirs d’un vieux meuble remplis de photos d’enfants, des masques de protection et même une carte d’assurance maladie. Un sac à dos – pourquoi pas – serait utile pour transporter les objets trouvés lors de leurs explorations. Elles ont aussi constaté que, malgré le dur froid, les objets réussissaient à émerger de la neige accumulée. Cela les a fait réfléchir sur le rapport de la météo et de l’environnement avec tout ce qui existe, aussi bien organique que non organique.

Ces préoccupations se traduisent dans les solutions proposées par le duo pour absorber les problèmes qui découlent de l’utilisation de la technologie. Dans l’esprit d’une collaboration plus qu’humaine qui inclurait leur escabeau dans un sac à dos à roulettes, elles ont aussi souhaité accorder une place importante à la météo. Elles ont donc convenu d’équiper leurs pièces de capteurs sonores afin de synthétiser les sons particuliers qui varient en fonction de la température, de l’humidité et de la luminosité. Ces souvenirs, non pas visuels mais sensoriels, reflètent ce qui s’est passé durant leurs promenades à l’extérieur avec leur partenaire non humain. Pour fonctionner, les dispositifs ont toutefois besoin de la lumière du soleil, car ils sont munis de batteries à énergie solaire.

L’impossibilité de capter les bruits environnants le soir n’est qu’une des nombreuses limitations auxquelles le duo sera confronté. Il est très intéressant de voir comment Nady et Stéphanie explorent la proposition de collaboration de Duologie au-delà de l’idée de duo humain. Elles ont subtilement introduit un autre partenaire de création artistique, un élément matériel qui a la même importance qu’elles. Lourd, difficile à empaqueter, compliqué à transporter à l’extérieur quand il pleut ou qu’il neige, ou encore à ranger à l’intérieur lorsqu’on veut se mettre à l’abri, l’escabeau dans un sac à dos à roulettes a ses propres besoins et contraintes. Il ne passe pas partout et prend du temps à installer, ce qui requiert de la patience. Ses limites physiques dictent ce qui peut ou ne peut pas être fait, ce qui devrait être tenté ou non. Le duo humain ne travaille pas sur leurs objets : il travaille avec eux, et compose avec les complexités et les imprévus inhérents à toute relation. En résumé, au lieu de duologies, ils sont devenus des quadrologies.

Cette absence de contrôle peut faire peur, car les questions soulevées par le projet ne peuvent trouver de réponses que par l’expérimentation. Au final, ce sont les objets eux-mêmes et les relations découlant de leur présence dans le monde qui permettront de faire la lumière sur ces questions. Remettre en cause les fonctionnalités et les limites convenues par l’ajout d’autres fonctions et limites est un exercice métalinguistique complexe proposé par les artistes. En voyant l’objet, elles se demandent : qu’est-ce que ce paradigme peut créer d’autre ? Que peut accomplir d’autre l’escabeau ? Peut-il être utilisé pour traverser une rivière ou cueillir des pommes ? Peut- on joindre les deux escabeaux et y étendre un bout de tissu blanc qui servira d’écran de projection mobile ? L’objet peut-il supporter une balançoire où on pourrait s’asseoir et se détendre ? Comment ces relations changent-elles d’une saison à l’autre ?

Ce que Nady et Stéphanie accomplissent ensemble repose sur une forme d’improvisation consciente qui tient compte des divers changements susceptibles de se présenter chaque fois qu’elles s’exécutent. Elles savent qu’elles ne peuvent pas tout prévoir et sont prêtes à composer avec les imprévus. Non seulement elles créent leurs œuvres, mais elles les écoutent, sachant que de nouvelles questions vont survenir, notamment, sur le rôle que peut jouer le public face à ces combinaisons d’artefacts si étranges. Ce qu’elles savent pour l’instant, c’est ce qu’elles ont entre les mains : des possibilités infinies d’assembler une multitude d’éléments et ensuite observer ce qui se passe une fois ceux-ci dans le monde. Tout le reste réside dans les potentialités de l’œuvre, toujours en attente d’être découvertes et déployées, une étape à la fois.