Programmation
JOSIANNE POIRIER
Plus que deux - Récit de Duologie
Pour conclure sa résidence de recherche d'un an, l'autrice Josianne Poirier a fabriqué le fanzine Plus que deux.
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Pour conclure sa résidence de recherche d'un an, l'autrice Josianne Poirier a fabriqué le fanzine Plus que deux. Tiré à 100 exemplaires, il propose un retour affectionné sur la programmation Duologie II (2020-2021), orchestrée par DARE-DARE.
PLUS QUE DEUX
Récit de Duologie
Josianne Poirier
J’aimais dire que je tenais la chandelle, mais ce n’était pas tout à fait ça. Chaque paire était pleinement autonome. Lorsque nous avons échangé pour la première fois au début de l’été, ce sont déjà des duos qui me parlaient, qui tentaient de mettre des mots sur leurs désirs, leurs intentions, leurs manières d’être ensemble dans la création. Bien entendu, tout n’était pas fixé et, dans une certaine mesure, je dirais qu’un an plus tard, tout bougeait encore beaucoup. Avec ma chandelle inutile, j’espère néanmoins rendre justice à ces processus qui nous ont uni·es sans que personne se soit choisi.
Au commencement, il y avait la confiance. Celle de DARE-DARE, qui jumelait des personnes en ne sachant aucunement quel résultat en attendre. L’appel à candidatures stipulait « prière de ne pas envoyer de projet ». Il y avait aussi celle des personnes qui ont répondu à l’appel de DARE-DARE, sachant que le résultat, s’il elles étaient retenues, serait d’être jumelées avec une autre personne sélectionnée par l’organisme. Le projet devrait être inventé à deux, artistes ou travailleur·euses culturel·les réuni·es sur la base de leurs intérêts de recherche. Il y avait enfin celle que j’ai reçue sous la forme d’une carte blanche, une invitation à établir un dialogue avec celles et celui que nous appellerions désormais les duologues.
L’exploration et les liens sont venus ensuite. Il y aura eu autant de manières de faire équipe qu’il y avait d’équipes, et autant de tactiques pour composer avec une temporalité et un espace distendus par la pandémie. C’est par là que je tenterai de les aborder, par la façon dont chaque duo a négocié son être duo. Ils étaient au nombre de trois :
Beaucoup de choses sont nées de leurs rencontres, dont des œuvres, mais pas seulement.
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À l’écran, lors de notre entretien initial du 29 juin 2020, Amber raconte l’histoire de la greffe. Grâce à une opération réussie, sa fille a retrouvé l’usage normal de sa main, qu’un doigt coincé dans une porte avait menacé d’un retranchement. Deux morceaux sont redevenus un par la chirurgie, deux choses semblables mais différentes forment un tout aujourd’hui. Elle y voit une piste pour réfléchir sa relation avec Manon : deux commissaires indépendantes, similaires mais distinctes, à part mais travaillant ensemble. La forme que leur collaboration prendra leur échappe encore partiellement du fait de cette séparation dans l’union. Leurs tâtonnements font écho à une citation du duo d’artistes John Wood et Paul Harrison introduite par Manon : « The mechanics of relationships with others can be complicated because there are two of you, and people want to see you as the same person, or believe that you think the same about everything, and clearly it doesn’t operate like that. » La question se pose de comment tenir à deux dans la dissemblance.
La cuisine, comme activité plutôt qu’espace, s’imposera graduellement comme fil conducteur, inspiré d’un livre de recettes familiales que Manon collige avec ses tantes. Ce thème leur permet de penser et de mettre en œuvre ce qui fait du bien, dans une perspective de soin et de partage. Pour en discuter et concrétiser la valeur rassembleuse de la nourriture, la paire accueille les artistes Sophie Le-Phat Ho et Sara A. Tremblay le temps d’un souper. D’une manière paradoxale ou, à tout le moins, d’une manière qui accentue les préoccupations des commissaires, le souper doit se dérouler en ligne en raison du contexte sanitaire. Puis, dans un second temps, la ronde s’élargit encore pour Souper Spaghetti, une publication réunissant douze recettes réconfortantes soumises par le quatuor ad hoc, quatre artistes supplémentaires (Terrance Houle, Fanny Mesnard, Keg de Sousa et Karen Tam) et deux autres collaboratrices (Aziza Nassih et moi-même).
Le fanzine fait œuvre d’hospitalité. À travers cet assemblage d’instructions culinaires se dessinent des horizons culturels variés, des traditions familiales en évolution et de potentielles grandes tablées. Les convives ne se connaissent peut-être pas, mais ielles accompagnent généreusement leur contribution d’anecdotes et de conseils de cuisson. L’ambiance est chaleureuse. C’est un repas communautaire qui advient de page en page.
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Lynda travaille par accumulation et le film d’inspiration documentaire qu’elle livre à la fin de l’année multiplie les images. Dans Kirjeitä Suomesta/Lettres de Finlande, on ne la voit jamais complètement, mais on voit à travers ses yeux. On perçoit également comment la captation des moments qu’elle nous montre participe d’une construction de soi. L’action de Michelle, quant à elle, tient en deux lignes écarlates, tracées autour de ses yeux et appelées à disparaître dans la guérison du corps. On la voit nous voyant dans la photographie qui documente cet instant. L’empreinte des cercles sur son visage évoque aussi un masque, ce qui sème un doute sur la transparence de la représentation.
Ce sont deux façons de se révéler et de se dérober tout à la fois qui se côtoient dans ces œuvres autonomes, qui ouvrent plus qu’elles ne scellent une réflexion partagée sur l’autoportrait, ses incarnations féminines et sa place dans l’histoire de l’art occidental. En faisant le choix de ne pas s’unir dans une création finale, les deux artistes maintiennent leur singularité, laquelle a néanmoins été transformée durablement par la rencontre. Il s’agissait de se laisser influencer, mais de préserver la dualité.
La contagion réciproque s’est déroulée au sein d’un atelier commun, déployé par-delà l’océan Atlantique sur plusieurs mois. Lynda à Helsinki et Michelle à Montréal, le lien devait être soutenu autrement que dans la présence physique, alors même qu’elle fonde leurs pratiques respectives. Dans le mouvement visant à faire exister ce lien, les artistes ont réalisé des exercices de dessin, de peinture, de maquillage et de collage, échangé des références, discuté d’expositions, découvert les autoportraits de la peintre finnoise Helene Schjerfbeck. L’énigme d’un tableau, ou devrais-je dire de deux tableaux, car la toile est utilisée de chaque côté, les habitera particulièrement. Deux facettes d’Helene tiennent sur cette membrane. Deux moi différemment justes et puissants, émanant de temporalités disjointes, ne pouvant être appréhendés simultanément mais hantant la même pièce. À peine effleurée, la possibilité d’un autoportrait conjoint s’évanouit dans l’attrait pour le double.
L’existence de deux œuvres distinctes souligne les multiples tensions et difficultés inhérentes au fait de se représenter soi-même. Dans les propositions de Lynda et de Michelle, le regard apparaît cependant comme l’instrument d’une pratique émancipatrice. Et dans le processus ayant mené à ces propositions, le regard que les artistes s’offraient l’une à l’autre aura soutenu l’émergence de sensibilités nouvelles chez chacune.
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Je suis seule dans mon appartement. Je tente d’abord de faire le vide dans mon esprit puis de le fixer sur des images. Je détaille la très belle photographie noir et blanc qui me fait face, offerte par Eustache il y a quelques années. À un moment, mes oreilles bourdonnent. Est-ce que ça y est ? Je ne suis pas certaine, mais je songe qu’en fait, non, je ne suis pas seule et cela m’apaise. Nous sommes plusieurs, j’ignore combien, à prendre part à cette séance de télépathie collective. C’est une joie de nous savoir dans cette concentration commune.
Lors de l’événement tenu par visioconférence le 28 avril 2021, nous sommes une quarantaine de personnes réunies pour échanger nos impressions des trois rendez-vous télépathiques réalisés plus tôt dans le mois. Chaque prise de parole apporte de nouvelles questions : peut-on transmettre dans le rire plutôt que dans le sérieux qui semble s’imposer d’emblée ? Peut-on vaquer à d’autres occupations en même temps ? L’espace télépathique peut-il être conçu comme un répondeur téléphonique, un endroit où déposer un message qui sera récupéré plus tard par d’autres ? Le moment est bienveillant. Les voix s’accordent autour des bienfaits ressentis par le ralentissement nécessaire à l’exercice. En effet, il y a quelque chose qui tient de la décroissance dans le fait d’attendre de se sentir lié·es par la pensée. L’activité télépathique apparaît comme une attitude à peine productive, ce qui en fait sa qualité.
Didier et Sylvie n’ont créé aucune œuvre à proprement parler. La performance, le travail du corps, de ses mouvements et de sa présence se trouvent au cœur de leurs pratiques habituelles, mais l’objectif ici consistait à en faire le moins possible. En s’inspirant en partie de Telepathic piece (1969) de Robert Barry, une proposition artistique qui se voulait à l’extérieur de l’image et du langage, la paire cherchait à établir un dialogue sans bases visibles. Elle a réalisé près d’une centaine de séances de télépathie dans l’année, avant de les ouvrir au groupe auquel j’ai participé.
Peut-on être présent·es les un·es aux autres sans être physiquement dans le même endroit ni connecté·es par un quelconque appareil ? Il semble que oui, puisque Didier et Sylvie témoignent de la profonde transformation artistique et personnelle activée par cette collaboration. La réponse est d’autant plus porteuse d’espoir qu’elle s’étend aux plus qu’humains. Cosimo, le chien doré de Didier, pouvait sentir l’arrivée de Sylvie lorsqu’après de longues minutes de flottement, enfin, la rencontre se déployait.
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La confiance toujours est là, à l’arrivée comme au départ. Dans cette année qui s’achève, des départs, des retours au pays, des deuils et des angoisses ont été partagés. L’art et la vie se sont entremêlés (en est-il jamais autrement ?). Si chaque paire a inventé une manière singulière d’être paire, le souci de s’accompagner au mieux dans l’incertitude s’est affirmé partout. À cet égard, il me semble que Duologie aura eu pour principe cardinal une attention sincère à l’autre.
Je me souviens aussi d’un courriel intitulé « update: Lynda et Michelle et Helene ». La peintre finnoise trouvait sa place au sein de l’équipe. Elles formaient maintenant un duo à trois, sans compter les autres collaborations qui viendraient. Un duo devenu quatre puis dix, et un duo devenu trois puis quarante auront également existé. Chaque paire aura été plus que deux.
Ces processus duologiques auront été réalisés en majeure partie dans la sphère privée, contraints à cette position par la pandémie. Il en résulte des formes intimes. Des œuvres et des recherches qui échappaient au regard extérieur la plupart du temps, accomplies comme en coulisse. Des cartes postales, des objets imprimés et des espaces numériques portent leurs traces, mais leur matière même appartient maintenant à ce qu’on peut en raconter. Cela ne veut pas dire qu’elles sont éteintes, bien au contraire.
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La scène habituelle de DARE-DARE est l’espace urbain. Durant cette année cloisonnée, au moins un aspect de la programmation y aura été maintenu, soit les formes littéraires brèves des écritures publiques. Dans l’esprit de Duologie qui fait tenir ensemble les gens, je terminerai en glissant un mot de ces mots qui ont été affichés sur le fond jaune d’un panneau publicitaire recyclé. Ce furent d’abord ceux de la poète Marie-Andrée Gill, envoyés depuis le Nitassinan. En dix-huit énoncés, Lâche du lousse nous bousculait gentiment entre l’auto-soin et l’autodérision, nous rappelant qu’« il est temps d’apprendre à faire un feu sans tutoriel » (semaine 3), d’avancer dans la lumière sans se juger trop sévèrement. Un cheminement vers la guérison se lisait aussi dans les messages de Dawn into Mourning, de Faye Mullen & Jade Konwataroni. Dans le tissage des langues anishinaabemowin et kanien’keha, elles ont nourri pendant quinze semaines une communication avec les ancêtres et le territoire, dans un travail patient du deuil et de l’enracinement. La rencontre qu’elles relataient est celle d’une multitude.
Texte : Josianne Poirier
Révision linguistique : Marie Saur
Éditeur : DARE-DARE et Le Clinique
Tiré à cent exemplaires
ISBN — 978-2-9819625-1-5
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2021
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales Canada, 2021
Pour l’avoir si bien accueillie à l’occasion d’une résidence de recherche d’un an, l’autrice souhaite exprimer sa gratitude envers DARE-DARE. Pour leur confiance et leur générosité, elle remercie également Amber Berson, Manon Tourigny, Lynda Gaudreau, Michelle Lacombe, Didier Morelli et Sylvie Tourangeau. Enfin, cette publication existe sur papier grâce à l’amitié de la micromaison d’édition Le Clinique et de la résidence Le Patio, qu’elles soient tendrement saluées.
Josianne Poirier
Historienne de l’art, autrice et commissaire indépendante, Josianne Poirier situe ses travaux à la rencontre de l’art et de la production de l’espace. Elle y traite notamment d’art public, d’image de la ville, de paysage nocturne et de vivre-ensemble. En 2022, elle publie l’essai Montréal fantasmagorique. Ou la part d’ombre des animations lumineuses urbaines (Lux Éditeur). La même année, elle devient directrice artistique de la Fondation Grantham pour l’art et l’environnement. Elle est aussi chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université de Montréal. Elle vit et travaille à Tiohtià:ke/Mooniyang/Montréal.